C’était une croisière. J’étais en vacances sur un bateau de croisière. Je ne m’étais pas vraiment attendue à ce genre de cadeau de la part de mes parents, bien que je sache en réalité leur intention première. Eux aussi voulaient me forcer à parler, ce n’était pas comme ça qu’ils y parviendraient. Ils avaient tout essayé en fait. Les psychologues, les psychiatres, ils m’avaient aussi poussée à sortir entre amis, voir d’autres garçons.. Rien n’y avait jamais fait, j’étais heureuse dans ma petite bulle à moi et je ne comprenais pas l’intérêt d’en sortir pour ce monde de mensonges et de faux semblants. Ma vie n’était pas parfaite, mais elle était ce qu’elle était, et j’en étais plus que satisfaite ! Toutefois cette petite année sabbatique n’était pas de refus, j’allais pouvoir me détendre sans la pression continuelle de tous ces gens qui voyaient en moi la petite fille débile, peut-être autiste, inintéressante et triste au possible. Un bon livre, sur un transat au bord de la piscine, voilà ce dont j’avais réellement besoin.

Pour autant, j’avais décidé de faire un petit détour par le bar histoire de me rafraîchir quelque peu. Je n’avais encore rencontré personne qui vaille la peine de s’y intéresser de près, en fait, j’étais comme à mon habitude solitaire et ravie de l’être, soucieuse de le rester même. Bien sûr, certains avaient tenté de m’approcher, de faire ma connaissance, de me draguer pour quelques téméraires. Je n’étais pas prête à affronter ce genre de relations. Il y avait bien eu un garçon, qui avait attiré mon attention plus que les autres. Ce n’était pas son charisme incroyable, sa beauté resplendissante, son intelligence sans faille. C’était la petite boîte de médicaments qu’il transportait sur lui en permanence, ces pilules du bonheur dont il ne semblait pouvoir se passer. Je l’avais croisé plusieurs fois sur le pont, et chaque fois il en avalait une comme un rituel bien rôdé. Personne n’avait l’air de s’en soucier, mais je n’arrivais pas à me détacher de son problème. Je ne le connaissais pas le moins du monde, et je n’avais pas envie de le connaître, mais je m’étais sentie concernée dès la première fois où il m’avait adressé la parole pour je ne sais quelle raison. Le laisser se détruire à petit feu me rappelait de douloureux souvenirs, des souvenirs bien trop présents vu le temps qui s’était écoulé. Trois longues années, et cela faisait précisément trois ans que personne n’avait plus entendu le son de ma voix. Je ne savais même pas si j’étais encore capable de former une phrase correcte, c’est pour dire. Assise au comptoir, le barman me servit un grand verre d’eau, il commençait à avoir l’habitude de mon mutisme. A force de sourires et de regards en coin nous avions plus ou moins sympathisés, il était plutôt gentil. Et surtout il me laissait tranquille. Le calme de la situation ne dura pas, et je remarquai l’inconnu à quelques tables au fond de la salle. Toujours avec cette boîte. Et l’image terrifiante des lèvres pâles de mon Harry me revinrent à l’esprit. Furieuse de cette douleur, j’allai m’installer à sa table sans attendre d’approbation de sa part. Il me regardait sans comprendre, moi qui l’avais royalement ignoré quelques jours plus tôt, je lui accordais maintenant toute mon attention. « Tu.. » J’étouffai une quinte de toux. Ma voix était bizarre, pas vraiment naturelle, et ma gorge me brûlait. « T’es qu’un con. » Je m’exprimai de façon presque inaudible, j’étais nerveuse, mal à l’aise. J’attrapai sa boîte et jouais avec entre mes doigts.

J’étais muette et personne ne s’en plaignait, si ce n’est certains qui s’inquiétaient pour ma santé mentale. J’étais peut-être folle en fait, même si je n’entendais aucune voix dans ma tête qui me hurlait de commettre d’horribles meurtres. Non, je n’étais pas folle. Mes cours m’apprenaient la vraie folie. Je n’éprouvais pas la moindre souffrance, et je ne faisais souffrir personne c’était là le plus important. Et c’est pour cette raison que les psychologues n’avaient jamais réussi à quoique ce soit avec moi, je n’avais aucune envie d’être soignée mais personne ne semblait prendre en compte mon avis. Ils n’étaient pas méchants, ils ne souhaitaient tous que mon bien, d’ailleurs, tout le monde souhaitait mon bien et ça finissait par m’épuiser. Un jour, ils arrêteraient de s’occuper de moi et ouvriront les yeux sur le fait que j’étais heureuse et que c’était ma façon à moi de gérer le deuil de mon ex petit-ami. Une façon qui n’entrait pas dans les normes et qui donc dérangeait la plupart des gens. L’inconnu qui se tenait en face de moi n’échappait pas à cette généralité, lui aussi n’avait pas apprécié que je l’ignore royalement, tout au moins c’est ce qu’il avait cru. En réalité, je n’avais juste pas répondu à ses quelques avances, mais ça ne signifiait pas que je le méprisais. Juste qu’il ne valait pas le coup que je sorte de mon mutisme éternel. Jusqu’à aujourd’hui.

«Rend moi...» Il s’était levé mais ne paraissait pas très stable. J’étais presque sûre que la tête lui tournait et qu’une simple pression de ma part sur son épaule l’aurait fait basculer en arrière. La drogue l’avait rendu vraiment mal, il était peut-être trop tard pour lui venir en aide mais je ne pouvais décemment pas le laisser se détruire comme Harry l’avait fait, parce que s’il avait conscience du mal qu’il se faisait, il n’avait pas la moindre idée du mal qu’il infligeait à ses proches. J’avais été une de ces proches à qui l’on annonce la mort, l’overdose. On se souvient toujours des paroles des médecins, même si l’on ne les écoute pas. Je ne voulais pas qu’une demoiselle prenne ma place et que l’on vienne lui dire que ce jeune homme était décédé du même mal qu’Harry. «Je te croyais muette. C'est gentil d'avoir gaspiller de la salive pour moi, mais je risque de te décevoir. Tu ne m'apprend rien ce soir. Je suis un con.» Au moins, il était lucide. Mais ça ne suffisait pas. «Maintenant, si tu veux bien, j'aimerais récupérer ma boîte.» Je la regardai un moment, cette petite boîte en ferraille que je triturais de mes doigts. Puis je relevais la tête vers lui, qui pâlissait au fur et à mesure des secondes.

« Tu devrais t’asseoir, tu tiens même pas debout. » Alors je demandai au barman de nous apporter un verre d’eau fraîche, ce qu’il ne tarda pas à faire. « Tiens, bois. Ca t’fera du bien. Ton état s’améliorera pas tu sais. Ces saloperies finiront par te tuer, alors elles gâcheront toute ta vie, et pas seulement. Elles gâcheront aussi la vie de tes proches, de ta petite amie, de tes parents. J’suis sûre que t’es pas si mauvais. » Je me surprenais à parler autant mais il m’était insupportable de l’imaginer se droguer, je devais faire mon possible pour le faire stopper cette mauvaise habitude.